Les éléphants en plat d'étain

Les éléphants de guerre, de parade, ou de chasse ont fait l'objet de superbes pièces, peintes par les plus grands. Mike Taylor, Greg DiFranco en ont notamment peint des versions de légende. Les pièces de Daniel Canet récompensées à Sèvres en 2014 n'ont rien à leur envier, ni celles de Guy Bibeyran en 2015. Elles ont à juste titre recueilli chacune une médaille d'or, qui était le minimum que les juges pouvaient faire ! J'ai recueilli pour ma part une médaille d'argent et il me semble intéressant d'analyser ce qui fait la différence.

Celles de Daniel Canet tout d'abord :

  • Ce qui saute aux yeux, c'est bien entendu la vivacité de leurs couleurs ; indéniablement le choix des palettes pour chacune de ces trois pièces est particulièrement harmonieux. Il démontre aussi que, contrairement à une école qui tente d'imposer des vues hégémoniques, on n'est pas obligé de désaturer fiévreusement toutes nos couleurs !
  • Mais ces teintes ne seraient rien sans la mise en oeuvre d'un contraste qui les sublime. A ce titre, l'auteur n'hésite pas à utiliser le noir le plus profond, avec une grande réussite.
  • Dans "éléphant de guerre", il y a "éléphant" : la texture et la couleur de la peau de l'animal seront déterminantes dans la crédibilité de la peinture globale. Notez ici comme les nombreuses rides sont clairement représentées et combien la teinte "grise" s'enrichit d'une multitude de nuances. Mike Taylor explique qu'il avait réalisé l'éléphant qu'il présente dans son ouvrage avec des glacis d'indigo et de sap green ... Tout cela n'empêche bien sûr pas de faire tourner la lumière générale sur les grandes surfaces de la peau de l'animal. Une fois de plus (et sans connaître les méthodes de peinture de l'auteur, je pense que pour atteindre cette qualité d'évocation, il faut avoir sous les yeux des photos d'éléphants (étant donnée la difficulté à disposer d'un animal vivant ...) et surtout pas des images d'autres peintures. Ce qu'il s'agit de réaliser, c'est notre interprétation de la réalité, notre façon de la rendre évocatrice.
  • Notez comme les ondulations des caparaçons sont marquées et fortement contrastées. De même que les lignes de plans et les ombres portées, carrément marquées de noir. Cela peut paraître facile, mais le faire sans éteindre les lumières des teintes vives adjacentes, ni plaquer des ombres fortes sans bien gérer les transitions, suppose énormément de maîtrise.
  • Notez également la richesse des matières figurées, notament sur les nacelles.
  • J'aime beaucoup les motifs des caparaçons et nacelles des deux éléphants regroupés. Je suis un peu moins convaincu pas le Ganesh de la nacelle de la chasse au tigre : c'est sans doute un tour de force et la démonstration des capacités du peintre ; mais, sans être un expert de l'Inde, je me demande si ce genre de motif ne se trouverait pas plutôt sur un thangka (grande pièce de tissu orné de dessins). Quoiqu'il en soit, sur ces larges surfaces, nous avons tout intérêt à démontrer nos capacités à réaliser des prouesses en motifs époustouflants ; le tout est de trouver la meilleure inspiration, ce qui suppose une vraie culture en matière d'illustrations ; j'y consacrerai un atelier ...
  • Un petit regret, à un tel niveau d'excellence : le tigre (parfaitement peint) est bizarrement fichu ... Je pense qu'il y aurait eu matière à le regraver (mini-perceuse et fraise de dentiste ...) ; j'ai souvenir d'une vidéo sur internet montrant l'attaque d'un tigre dans cette situation, qui me semble pouvoir être d'une aide appréciable (car, de même que l'éléphant, il est compliqué d'avoir un tigre vivant chez soi ...).

Celles de Guy Bibeyran (désolé pour la qualité médiocre des photos : les pièces étaient, de façon inhabituelle, présentées entre deux verres (sans pour autant être peints sur les deux faces), ce qui, "en live", met bien les pièces en valeur, mais rend la prise de vue alléatoire dans les conditions d'une exposition). Il a obtenu une médaille d'or :
  • La finesse des motifs et des détails est évidemment ce qui caractérise ces versions : notez comme cela induit une impression de changement d'échelle en comparant son éléphant de profil et le mien (il s'agit de la même pièce, dont nous avons retenu chacun une face différente),
  • Ces motifs sont pleinement évocateur de l'esthétique indienne. Chaque trait est quasiment deux fois plus fin que ce que la gravure semble induire si on ne la force pas un peu ...
  • Ils améliorent considérablement les contrastes de la pièce. Notez tout particulièrement les points relevant les dorures de la nacelle,
  • L'éclairage orienté est bien net, sans noircir exagérément ; bien vue est la tentative de l'ombre du support du parasol ; rétrospectivement (et cela me va bien de dire ça alors que pour ma part, je suis totalement passé à côté de cet ombrage ...), je pense qu'il y a matière à profiter d'un ombrage général plus marqué de toute la zone sous le parasol pour rehausser une lumière éblouissante sur le reste de la pièce. J'ai en tête un tableau orientaliste où l'on ressent la chaleur ambiante à l'ombre d'une pergola qu'une lumière intense traverse par endroit ... (musée de la Piscine, Roubaix),
  • La peau des éléphants est joliment contrastée. Néanmoins, signale Daniel Canet, observez comment certains volumes sont parfaitement rendus (la trompe, l'extrémité des pattes) alors qu'ils manquent à d'autres endroits (le volume de la nacelle est écrasé par l'uniformité des couleurs sur les deux faces alors qu'en les distinguant bien, on peut contribuer à mettre la pièce en 3D ; la fesse droite de l'éléphant, quand on y regarde bien, donne presque une impression de gêne avec ses deux côtés qui ne "tournent pas" dans l'ombre). Retournez-voir, du coup, les éléphants de Daniel et voyez comme ce terme de volume est essentiel, si celui d'orientation de la lumière ne vous parait pas assez parlant.

Les miennes enfin. Il m'est plus difficile de les commenter moi-même. Mais une chose est sûre : j'ai beaucoup appris de leur "confrontation" ; il ne s'agit pas de nier mon propre style, ni de chercher à copier les autres. Mais il y a des améliorations objectives qui peuvent le faire progresser, en favorisant une peinture encore plus expressive :
  • Quand on les voit seules, elles paraissent bien détaillées et contrastées zone par zone,
  • La comparaison révèle à la fois qu'il y avait vraiment matière à réaliser des motifs plus détaillés et que les contrastes restent décidément trop timides,
  • C'est notamment le cas des costumes, qui pouvaient recevoir des motifs plus marqués,
  • Cela donne un résultat indéniablement propre, mais qui manque de caractère. En fait, je me donne l'impression de m'être arrêté en chemin : ce n'est pas mal parti, c'est une belle couche de fond (comme dirait l'inénarrable Freddy ...) ; le travail pouvait commencer (plus de rides sur la peau des éléphants, un entrelac de motifs démultipliant les premiers, des rehauts, et surtout un ombrage général plus expressif et des volumes plus frappants ; entre autres) ...