Les nymphéas

Je tiens à remercier Catherie Poisson d'avoir bien voulu me fournir une photo haute définition de ses "Nymphéas". Les deux photos de la version de Freddy Litière ont été prises sur des tables de concours ; la première notamment en garde un flou dû exclusivement aux conditions de prise de vue.

La peinture de plats étant un art d'interprétation, il est toujours enrichissant d'observer comment différents peintres ont abordé la même pièce.
"Les nymphéas" est en l'occurrence une pièce inhabituelle, disponible chez Jupiter Miniatures. Le personnage principal (une nymphe ?) est posée au milieu du décor, moitié roseaux, moitié aquatique, avec un défi de transparence à relever.

Catherine Poisson et Freddy Litière s'y sont essayés. Ce dernier a fait évoluer sa pièce entre Sèvres (novembre 2014) et le dernier Paintdemonium (Mai 2015). Cette évolution elle-même est éclairante sur la résolution du problème particulier des jambes de la nymphe, situées dans l'eau ; mais il a également amélioré d'autres aspects de sa peinture.
Ces deux interprétations démontrent combien le style de chacun trouve à s'exprimer, même dans un exercice qui peut paraître académique. Dans les deux cas, le niveau de précision est évidemment très élevé ; on ne saurait attendre moins de leur part.
Par contre, dès le premier coup d'oeil, la vision des contrastes est très différente :

  • Freddy Litière a choisi des teintes très douces ; son camaieu de vert dans les roseaux est notamment très délicat, presque trop subtil pour un oeil normal, dans sa première version. De même, le visage de la nymphe est tout en nuances,
  • Fidèle à son style, Catherine Poisson accentue beaucoup plus les contrastes. C'est vrai sur les roseaux, sur les nénuphars, comme sur le visage de la nymphe.
Apprécier l'une ou l'autre des interprétations est largement une affaire de goût.
Notons néanmoins comme l'accentuation des contrastes permet d'augmenter les effets de couleurs et l'animation générale de la peinture : chez Catherine Poisson, les roseaux sont plus vibrants, les toupets blancs beaucoup plus présents, en contraste sur un fond plus foncé. C'est vrai aussi des grandes feuilles au premier plan. Par contre, l'arête du nez se trouve très (peut-être un peu fortement ?) marquée.
En fait, c'est surtout par les choix de couleur qu'elle s'est donnée plus d'opportunités de faire valoir les plans successifs de la composition. Cela peut concerner des éléments éloignés l'un de l'autre : son choix de trouver prétexte à éclaircir le mileu de l'étang, lui permet par exemple d'animer des contrastes jusqu'aux feuilles situées en bordure. Les grandes feuilles de nénuphar du premier plan s'enrichissent également de variations de verts et d'ocre rouge qui leur donnent du relief.
Dans sa seconde version, Freddy Litière a d'ailleurs enrichi ses teintes, permettant de rendre les roseaux plus visibles : il était très fier de ses nuances de vert dans la première version ... Mais, de fait, il fallait vraiment un oeil averti pour les apprécier.
Tout est ensuite question d'équilibre et renvoie à l'intention que l'on souhaite exprimer. A titre personnel, j'apprécie toujours les contrastes doux sur les visages car je me méfie des ombres fortes dont l'univers de la ronde-bosse a pris l'habitude. Je pense qu'elles sont souvent un prétexte mal maîtrisé pour montrer qu'on peut en faire toujours plus et on se retrouve avec des visages traversés de rides dont on peine à comprendre la justification anatomique : on finit par copier involontairement l'image que la mode du jour impose en matière de représentation des visages.
A l'inverse, même si ma peinture spontanée est douce, j'ai appris que me forcer à ajouter des contrastes augmentait une forme de "dramatisation" expressive de la lumière : imaginez Le Caravage sans ses clairs-obscurs ; il ne resterait qu'un bon illustrateur et une peinture plate. Pour être franc, à une époque, bien qu'appréciant les peintures contrastées, je ressentais des freins mentaux à les mettre en oeuvre ; j'y ressentais, une fois le pinceau en main, une forme d'artifice. J'avais tort bien sûr : la "mise en lumière", la "dramatisation", "l'orientation de la lumière", peu importe comment on l'appelle, est une part intégrante des choix de peinture. Elle doit s'imposer localement (les plis, les rides, les ombres portées ...) comme dans la lumière générale de la pièce (éclairage zénithal, figure éclairée par une source de lumière interne au sujet ...).
Notez enfin que le séchage des peinture atténue fortement les contrastes : si votre peinture est très douce quand elle est fraîche, il est fort probable qu'elle sera plate une fois sèche.

L'autre difficulté de ce plat concerne ce que l'on peut faire de la partie "en eau". Le sculpteur fait apparaître les pieds de la nymphe, suggérant qu'ils apparaissent en transparence.
Trois options semblent possibles :

  • on efface les pieds (l'eau de l'étan est opaque ...),
  • on garde la sculpture des pieds : c'était le premier choix de Freddy Litière et je dois bien avouer que j'étais moyennement convaincu,
  • on efface plus ou moins les pieds mais on en garde une trace par effet de peinture (l'eau est opaque mais la teinte chair apparait quand même légèrement, voire le fond de l'étang ?...).
Dans sa première version, Freddy Litière a choisi de conserver la sculpture et de représenter les jambes dans le même camaïeu de vert que le reste de l'étang. Ce ne fut pas un choix très gracieux, selon moi. La représentation des jambes en transparence dans l'eau laisse perplexe ; trop marquée, peu élégante, ratée en un mot. A-t-elle seulement un sens ?
D'emblée Catherine Poisson a choisi de n'en garder qu'une présence colorée. Ce ne me semble pas le choix de la facilité ; je pense que c'était le seul possible.
Freddy Litière s'y est finalement rangé dans sa version améliorée. Son ajout de plantes est une très jolie option, qui peuple bien la partie centrale de la composition. Il s'agit de "grenouillette", réalisé seulement par peinture, sans ajout de matière (lavis préalable de vert olive foncé mélangé avec du jaune de cadmium Clair dans plusieurs ton pour couvrir le ton sombre de l'eau ; pour les fleurs, blanc de titane et jaune de Naples ; pour les feuilles, de nouveau du vert olive foncé avec le même jaune en changeant la dose pour chaque feuille ...).

Dans la catégorie des améliorations, Catherine Poisson n'a pas été en reste : elle a fait de la nymphe une sirène par ajout d'écailles sur les fesses. Sa pudeur l'honore et cela complète joliment l'ensemble. Ceux qui appréciaient la beauté callipyge objecteront, avec une bonne foi discutable, qu'une sirène ne peut pas se tenir debout. Et que, du coup, la couleur des "jambes" (?) sugggérée en transparence ne devrait pas avoir de teinte chair (sauf à considérer que cette teinte rose ne suggère pas les jambes par transparence mais le buste par reflet ...). L'intense discussion picrocholine qui pourrait s'ensuivre n'enlève rien à l'élégance de l'interprétation ...

S'il fallait garder une leçon de cette comparaison, je pense qu'il faudrait plutôt retenir que notre choix de palette de couleur doit aussi être mise au service des spécificités de la pièce dont nous voulons faire ressortir les détails : il ne sert à rien de parfaitement bien peindre deux parties juxtaposées dans les mêmes teintes si on veut les distinguer, et tout particulièrement quand on souhaite marquer des plans.
C'est toute une stratégie qu'il convient de mettre en place, qui réserve bien sûr aussi sa place au respect de réalités historiques ou aux choix colorimétriques que nous souhaitons mettre en oeuvre.
On peut voir cela comme une contrainte supplémentaire ; on peut aussi se dire qu'il en est de même, depuis toujours, pour n'importe quelle représentation graphique.