La cène, d'après Léonard de Vinci

On ne peint pas la Cène comme n’importe quel plat d’étain. La taille imposante de cette pièce justifie elle aussi une attention particulière à cette pièce brièvement apparue sur le stand de Jupiter Miniatura.
Du coup, il me faut bien dire que j’ai été très déçu (à hauteur de mes attentes !) de la gravure : elle manque de génie dans l’ensemble, et comporte des mauvaises interprétations qui doivent être corrigées pour retrouver le dynamisme que Léonard de Vinci a exprimé dans sa composition :
  • la plus grave, car elle montre que le graveur n’a rien compris à la composition du tableau : le point de fuite, marqué par l’inclinaison des bords de la table, doit aller vers le regard du Christ : c’est ce qui donne toute sa profondeur au tableau. À corriger absolument en re-gravant correctement les deux côtés de la table et, du coup, une partie des robes des apôtres,
  • les plis de la veste de Jacques le majeur (en jaune à la gauche du Christ) n’ont aucune cohérence et son visage est particulièrement lourd : à reprendre,
  • la gorge de Philippe est totalement ratée : à compléter de l’épaule droite, qui manque. On repositionne également le collier : cela permet de ré-équilibrer le tout.
Le reste n’est pas trop mauvais ; j’ai quand même redonné son crâne dégarni à Simon, conformément d’ailleurs à son iconographie habituelle (quelle idée de passer du temps à lui remettre des cheveux, sur une tête du coup sur-dimensionnée…).
Avec un peu d’efforts, on arrive à quelque chose qui mérite son temps de peinture … Soit dit entre nous, on retrouve bien là les limites, que j’évoque par ailleurs, de la copie : copier se fait souvent sans au détriment de l’élan du geste original ; il en faut du talent pour réinterpréter le dessin, retrouver mentalement sa source en comprenant réellement ce qu’on croit voir, et éviter de dégrader l’intention initiale. Un plat copie de tableau est de ce fait le plus souvent une vision médiocre de l’œuvre originale. Pourquoi peindre ce plat, me direz-vous alors ? Parce que je suis un être de contradiction … et que j’avais envie, initialement, de relever une forme de challenge.

Un peu d’histoire sur cette fresque, l’une des œuvres les plus célèbre de Léonard de Vinci.
Au cours du « dernier souper » (ultima cena, et, donc, la cène), le Christ annonce : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera ». Les apôtres réagissent à cette déclaration stupéfiante : Thomas, sceptique, lève l’index ; Philippe se lève pour protester de son innocence, Barthélemy, indigné, s’agrippe à la table, Pierre et Jean ont un mouvement de recul … Judas (qui se tient parmi les autres apôtres contrairement à l’habitude) touche sa bourse, contenant ses 40 deniers.

L’original est une peinture murale « à la détrempe » (tempera) de 460 × 880 cm, réalisée de 1495 à 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan.
Cette méthode consiste à étendre une couche préparatoire qui va protéger les pigments (l’intonaco, composée de 30 % de sable et 70 % de quartz). Puis on trace le dessin préparatoire au pinceau avec de la terre rouge (la sinopia), sur lequel on pose un enduit de carbonate de calcium et de magnésium. Vient ensuite une fine préparation blanche (avec le même objectif que pour nos figurines, d’exalter la luminosité des couleurs ultérieures, l‘imprimatura). Et enfin vient la peinture proprement dite. En l’occurrence, De Vinci semble avoir un peu loupé son support, dans un contexte d’humidité qui en a aggravé le résultat : à peine 10 ans plus tard, la fresque était déjà très abîmée. Heureusement, comme plusieurs de ses tableaux, déjà célèbres et copiés de son vivant (c’est là qu’on reconnaît sans doute le génie ; le musée de Tours possède notamment une copie d’époque de la Joconde, dont la hideur illustre parfaitement mes propos précédents), il nous en reste des copies sur toile parfaitement conservées. J’en ai même vu une sur le web qui commet la même erreur de perspective que notre plat ; je jubile de tant de confirmation de mes propos sur les copies.

La fresque représente quatre groupes de trois disciples :
  • Barthélémy, Jacques le mineur et André,
  • Pierre (qui parle juste derrière Judas),
  • Judas (qui s'avance dans le tableau) et Jean,
  • Jésus,
  • Thomas, Jacques le majeur et Philippe,
  • Matthieu, Thaddée et Simon.
La fresque a donné lieu à de nombreuses analyses, de la plus sérieuse à la plus déliro-complotiste (ou romanesque pour le Da Vinci Code qui voit Marie-Madeleine à la place de Jean, avec la suite que l’on sait). Le web en est friand : certaines sont peut-être justes car l’époque aimait laisser quelques mystères symboliques en forme de petits cailloux pour les plus perspicaces ; d’autres me paraissent farfelues, ou, tout au moins, surjouées.

Dans la fresque, le décor lui-même concoure à la perspective de l’ensemble. Je l’ai simplifié pour ma part : je peins un plat que je cherche à mettre en valeur, pas forcément une copie intégrale du tableau.
J’ai choisi un décor à l’aquarelle, avec un fini qui me paraît retrouver l’esprit de la fresque originale, abîmée par le temps.

Bilan de l’aventure :
  • Au-delà de la période de préparation/correction, toujours vaguement anxiogène, car on n’est jamais certain de pouvoir obtenir une gravure assez précise, l’ensemble ne m’aura pas satisfait,
  • Je me suis laissé porter par les choix de teintes de Léonard et de ceux qui l’ont copié (il aurait été prétentieux de prétendre faire des choix plus pertinents ?) en tentant d’exalter les contrastes. On notera que, De Vinci n’étant pas le Caravage, la mise en lumière globale est assez équilibrée et ne met pas en scène des zones de haute lumière s’imposant à des zones d’ombrage marqué, qui ajouteraient au côté dramatique ; j’ai voulu forcer sur ce point, surtout pour marquer la présence lumineuse du Christ. Finalement, ça peut paraître n'être pas encore suffisant ; sans doute aurait-il fallu se départir entièrement des copies et viser carrément un quasi clair-obscur,
  • Je me suis aussi attaché à l’expression des portraits : le visage me semble toujours être ce qu’il y a de plus intéressante à peindre, qu’on peine à assouvir totalement dans la pratique du plat en 30mm ! Je me suis inspiré des dessins préparatoires de Léonard (ils sont fantastiques à eux seuls) ; cela m'a notamment été salvateur pour comprendre la gorge de Philippe.
  • J’ai tenté le dessin d’un fond complet, y compris les fenêtres derrière le Christ, sans trop de détail pour mettre surtout en évidence la perspective. Le résultat était peu probant et gâchait la précision des visages. J’ai donc positionné une bande noire qui vise à garder la perspective tout en redonnant de la présence aux apôtres,
  • Un encadrement sans emphase se veut cohérent avec la thématique.
Le résultat n’est pas entièrement mauvais (sinon, je ne l’aurais pas présenté à Montrouge), mais il est un gros cran en dessous de mes ambitions : l’impression générale ne me suffit pas et ne me semble dégager aucune émotion (je crois qu'à cette échelle, je vais me réserver entièrement pour les tableaux ...).
La gravure médiocre a un peu fatigué l’envie initiale et la lassitude s’est installée sur ce projet de longue haleine. J’ai sans doute été trop attiré par le thème sans voir assez vite que le moulage ne permettrait pas de réaliser une peinture à la hauteur de l’idéal fantasmé. La séparation en trois parties est en elle-même un problème qui mériterait plus d’attention.
L’échelle est-elle en cause ? En tout cas, comme je me l’étais promis, je reviens farouchement au 30mm !

Médaille d’argent, Montrouge 2019