Au-delà des plats

A force d'observer les tableaux des grands maîtres pour y trouver inspiration et techniques, à force de chercher à ré-interprêter le réel, de manipuler huiles et pinceaux, j'ai fini par avoir envie de frotter mes pinceaux à de vraies toiles.
C'est aussi l'occasion de s'exonérer des défauts de gravures qui nous font parfois pester, surtout quand on s'en aperçoit tardivement.
Enfin et surtout, c'est l'occasion de prendre son envol et de se lancer vraiment dans une création originale. Il n'y a certes plus le filet de la figurine qui fixe les postures et les formes. Cette liberté n'est donc pas sans un certain stress : tout est à inventer ; mais du coup, tout est aussi à exprimer.
Toiles, bois, miniatures, tout est bon ; pour cette fois, notre imagination et nos envies sont les seules limites.

Se pose bien entendu la question de la copie. Au début, il ne faut pas s'en priver, ni des cours, tutoriels ou tout autre formation dont on sent le besoin, tout particulièrement pour la peinture figurative. Rappelons-nous que l'année de sa mort, Van Gogh continuaient à dessiner d'après les ouvrages académiques pour continuer à exercer sa connaissance des postures humaines.
Et tous les grands maîtres sont allés, à un moment ou un autre, apprendre auprès des oeuvres de leurs illustres prédécesseurs.
Je persiste cependant à penser que la copie ne doit avoir qu'un temps. D'une part parce que, tant qu'à se donner autant de mal, autant pouvoir revendiquer une création complète. Et aussi parce que, comme les peintres de tableau le savent bien, l’œil humain est impitoyable pour détecter qu'il s'agit d'une copie : la reproduction parait plate, sans saveur. Si l'on essaye de comprendre pourquoi, on finit par voir des détails infimes qui trahissent la copie : une forme pas tout à fait exacte, un aplomb bancal, des ombres approximatives, un regard incertain, des reflets incohérents ...
Apprendre d'un tableau, c'est comprendre le chemin qu'a fait l'artiste pour interpréter le réel ; et le mieux, c'est de recréer sa propre interprétation. Au-delà de l'apprentissage élémentaire, je déconseille donc de peindre d'après copie "2D". Certes, la photographie restera une béquille bien utile, notamment parce qu'il est compliqué de faire poser un modèle pendant plusieurs heures ; ou parce que nous voulons reproduire l'effet produit par une lumière fugitive ou inhabituelle. Mais toujours, il faut revenir à une interprétation globale, où l'impression que l'on veut suggérer doit s'imposer à une paresseuse reproduction.

Les tableaux que je présente ici ont représenté d'assez gros investissements en énergie et en temps. Je n'aurai pas l'arrogance de les ériger en modèles et je ne les commenterai donc pas : pour cette fois, c'est à vous de le faire. Mais ils ont été une grande source de plaisir et d'apprentissage.
Et, ma foi, je les aime bien encore, bien que certains aient désormais plusieurs années. Je les ferai différemment avec le recul ; j'y mettrais plus de moi, en m'exonérant de ce souci de la précision sans aucun doute hérité du monde des figurines. C'est sans doute cela, progresser. J'y affine aussi mon regard sur l'art, tout autant que sur la réalité d'ailleurs.
Mes tableaux sont tous de grandes dimensions. Pourquoi ne pas avoir retenu le format de miniatures, ou, tout au moins, un format intermédiaire entre ces toiles de l'ordre du mètre de hauteur et les plats de 30 millimètres ? C'est une bonne question.

A vous de voir. Vos commentaires seront les bienvenus.

  • J'ai d'abord commencé par reproduire deux tableaux d'un peintre peu connu dont j'aime le style et les femmes altières. Alfred Agache (1843-1915) est né à Lille (Nord) dans une famille de riches industriels du textile. Plutôt que de poursuivre dans l'entreprise familiale, il choisit rapidement une carrière artistique. Il voyage d'abord beaucoup (entre 1872 à 1874, il voyage en Egypte, en Inde et au Japon), puis revient suivre une formation à l’École académique de Lille.

    Il exposera pendant toute sa carrière, à Paris, mais aussi à Chicago dans le cadre de la World's Columbian Exposition où il est remarqué. Cela explique sans doute la présence de quelques uns de ses tableaux aux Etat-Unis.
    Il est nommé "conservateur général des musées de Lille" en 1894, soit juste deux ans après l'inauguration du nouveau Palais des Beaux Arts. L'incapacité des autorités à se donner les moyens financiers pour entreprendre les travaux indispensables pour juguler les terribles problèmes d'humidité du musée (d'étanchéïté devrait-on dire ...) l'amène à démissionner fin 1895. Cela ne manque pas d'ironie, quand on sait quels travaux auront été nécessaires pendant six ans entre 1991 et 1997. Et après encore, j'ai eu l'occasion de voir dans quelles difficultées se trouvaient les réserves souterraines, toujours assaillies par des remontées de nappe phréatique.
    Depuis, le musée est totalement modernisé, très dynamique et accueille des expositions passionnantes dans son espace au sous-sol, juste à côté des magnifiques plans reliefs, conservés grâce au tour de force de Pierre Mauroy face aux responsables parisiens, qui ne les imaginaient, bien sûr ... qu'à Paris.

    Les tableaux d'Agache sont mal connus. Ni wikipédia ni même la base Joconde du Ministère ne sont à jour. Dans la région, outre les deux tableaux que j'ai copiés, d'autres sont à Lille, un à la Piscine de Roubaix. Un autre, abîmé, est conservé dans les réserves du musée de Tourcoing.
    Son chef d'oeuvre incontestable se trouve au musée de Rouen : "l'énigme" est un tableau gigantesque qui mérite à lui seul la visite de ce musée par ailleurs très intéressant (on pourra, tant qu'on y est, jeter quand même à coup d'oeil au Caravage ...).

    (Dimensions : 73 x 92 cm)
  • Ensuite, j'ai pris mon envol. J'ai voulu explorer les costumes et l'atmosphère des légendes antiques et faire un tableau lumineux dans ses couleurs, bien que tragique dans son inspiration.
    J'y ai également glissé une énigme : quelle est donc cette jeune grecque qui semble soupirer face au casque d'un guerrier dont elle redoute ou pleure la mort ?
    Un indice se trouve dans la petite plante qui se trouve à ses côtés ; on reconnait une branche d'argousier, dont je vous laisse chercher le nom scientifique et, de son étymologie, remonter au nom d'une jeune femme "pas tout à fait Grecque", qui eut de bonne raison de se lamenter ...

    Fantaisie ? Pas seulement, car rapidement, on a envie de donner un sens à ce que l'on peint, ce qui distingue radicalement cette pratique de celle du plat où seule la facture esthétique nous anime.

    (Dimensions : 73 x 92 cm)
  • La peinture du premier tableau avait été assez longue, pour ce dont je me souviens. J'avais beaucoup tâtonné dans la posture, les plis, les ombres et la justesse de la perspective du casque.
    Sans doute n'avais-je pas assez mûri le projet, à l'époque, avant de me lancer ; or, comme je le dis ailleurs, on va toujours plus vite et plus sûrement si l'on sait exactement où l'on va.
    Pour cette seconde création, je savais très précisément ce que je voulais, depuis l'impact du fond jusqu'à la posture précise des deux protagonistes. Du coup, sa peinture a été très rapide. Le graphisme est empreint d'une certaine naïveté qui n'est pas volontaire : à l'époque, j'avais encore l'arrogance de croire que l'on pouvait dessiner "de tête" ; je ne m'étais aidé que de quelques prises de vues pour les principales proportions. Dans mon cas, cela a donné cette texture très simple, qui, sans doute, est ce qui reste dans mon esprit quand je tente de reproduire un réel que j'idéalise, à mon corps défendant.

    Quant au message qui voudrait s'en dégager, je laisse à chacun son opinion. Pour ma part, il y avait du désir, mais aussi de l'amour dont on ne sait pas très bien s'il est protecteur ou possessif. Du moins est-il tout sauf triomphant ; on le verrait même plutôt douloureux.

    (Dimensions : 97 x 130 cm)
  • J'ignore totalement pourquoi j'ai choisi un relatif gigantisme pour cette toile. Sans doute pour garder la même échelle (plus précisément la même dimension des portraits), alors que je souhaitais mettre en scène un décor plus large. Je n'avais pas prévu qu'une fois encadré, cela poserait d'assez sérieux problèmes de transport ... Mais bon, il en impose.
    Encore un tableau où je voulais exprimer une ambivalence entre deux types d'amours. L'un est épistolaire, parfaitement romantique, l'autre est sans doute plus engageant, puisqu'elle a accepté la rose. Mais les deux respirent la même élégance, et elles se tiennent si proches l'une de l'autre ...

    On retrouve ici encore une facture assez naîve alors que je m'étais inspiré plus clairement du réel. Comme quoi ce n'est pas entièrement un hasard ; notre main est pour une part guidée par des choses qui nous dépassent : ce qui nous a été légué de talent, notre psychée intime, ce qui nous reste de la technique dûrement acquise, nos élans, amoureux ici, notre colère parfois, qui m'inspire de temps à autre des coups de pinceaux plus authentiques ... C'est sûrement là tout le sens du travail, qui est de pleinement ré-imposer à nos créations ce que nous voulons traduire, au lieu de nous laisser seulement aller à la copie servile ou à nos intuitions, pas forcément géniales.

    Je peindrai sans doute de façon assez différente désormais. Nous verrons si je tiens parole avec le prochain ...

    (Dimensions : 130 x 97 cm)